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Loin de moi l'idée qu'observer ne sert à rien. Sans entrer dans des débats philosophiques, il me semble au contraire que l'observation, la conscience, et la représentation de cette conscience est le propre de l'humanité. Il me semble aussi que l'un des enjeux de notre époque est bien de renouveler les modes opératoires de l'observation ou de la représentation pour tenter de saisir la complexité de notre monde et de nos villes en particulier. Complexité des sujets et des objets à saisir, mais aussi accélération des changements et des évolutions qui nécessite une remise en jeu permanente de l'observation. Banalité que de rappeler que l'observation est à la base de l'écriture de la mémoire, de l'histoire, et donc de la culture. Évidence que d'affirmer que l'observation est le fondement, mais aussi le moteur, de tout changement, de toute innovation. Alors, comment garder valide cette méchante affirmation "qu'observer tout seul ne sert à rien" ? Des statégies radicalement opposéesUn obsédant paradoxe me taraudait tout au long de ce colloque, qui repose les principes de nécessité d'actions telles que celle des observateurs de quartier ou même des diagnostics préparatoires à la mise en place d'agenda 21 :
Les deux mon capitaine ? Il n'est pas besoin d'être gabier pour comprendre que les deux actions ne sont pas compatibles et qu'en tout cas, elles nécessitent des stratégies radicalement opposées. Sans porter de jugement, on ne peut pas à la fois viser les logiques du monde économique qui s'appuient effectivement sur une écoute performante des besoins des usagers, clients potentiels, et vouloir mettre ces mêmes personnes en situation de se responsabiliser sur l'action publique, donc de sortir de leur attitude consumériste. Que veut-on faire ? Il paraît bien légitime que le service public se questionne sur son action et passe par une relecture de son rôle qui naturellement place l'usager au centre de ses préoccupations. Il paraît donc normal qu'émergent de nouvelles manières de prendre le pouls d'une population en "se rapprochant de la proximité" et en tentant de structurer une action qui parte du bon sens, des besoins des familles. À condition que le projet politique qui conduise l'action publique soit bien de répondre mieux aux habitants/usagers. Et c'est là où je demande que l'on repose les principes de nécessité de l'action publique. L'information s'appelle désormais "indicateur"La légitimité même de notre démocratie de délégation est gravement remise en cause par des séries d'élections dans lesquelles l'abstention et le vote d'extrême droite prennent une ampleur vertigineuse. Simultanément, les sociologues ou les fabricants d'opinion publique affirment qu'un inéluctable phénomène d'individualisation régit désormais notre société. Chacun perd peu à peu son intérêt pour le projet collectif, médit du politique comme du service public et en même temps se tourne comme l'oisillon le bec en l'air vers un Etat providence qui doit subvenir à tout. Face à ces constats, quelle est l'urgence ? N'est-ce pas de construire ou de reconstruire du projet collectif, de la raison commune, de la mobilisation de tous et de chacun à l'espace public ? Et pour cela, le premier acte est de partager de la connaissance, de permettre à tous d'avoir accès à l'information. D'établir une certaine clarté sur les situations et les enjeux. Ce n'est pas une mince affaire ! Et c'est là qu'on peut risquer de dire qu'une information recueillie par un individu isolé ou par un groupe constitué n'a aucune efficacité si elle ne peut-être partagée dès son origine. Au contraire. L'observation devient surveillance ou évaluation. L'information, notons le, s'appelle désormais "indicateur". La suspicion qui pèse déjà sur le service public et le politique trouve de nouveaux enracinements dans les experts venus recueillir ce qu'on connaît bien et le dire de façon qu'on ne le reconnaisse plus. Combien de fois ai-je entendu, comme lors de cet atelier, que toute information ne peut être donnée à n'importe qui ? Combien de remarquables observations n'ont pu enclencher un quelconque changement puisqu'elles ont dû rester cachées auprès du microcosme qui les a produites. Alors que l'observation partagée est tellement convaincante. Observer seul, c'est «faire pour» et non «faire ensemble»Regarder ensemble la ville est une expérience déterminante. Comprendre que les autres voient autrement. Voir grâce à eux ce qu'on ne regarde jamais et ne plus jamais oublier de regarder ça aussi. Proposer aux autres votre façon de regarder, votre point de vue en quelque sorte. Observer ensemble c'est en fait commencer de prendre en compte des points de vue différents dans une situation qui n'est pas a priori ni dans un affrontement, ni dans un qui pro quo. On regarde la même chose et on l'interprète ensemble dans la diversité. Avec tous les groupes que nous avons initiés et accompagnés, c'est toujours par l'observation partagée que nous avons commencé, et c'est grâce à ce premier acte réalisé ensemble et produisant une première formalisation de la question en jeu que nous avons pu entrer rapidement dans des processus de projet et de changement en co-production. Sur cette base, le travail collectif trouve assez naturellement son mode opératoire itératif, chaque avancée sur le projet n'étant que l'évolution comprise puisque partagée par le plus grand nombre de l'observation initiale. L'acte d'observer ensemble un territoire, une situation, plutôt que de laisser les participants dans une proximité étroite et repliée sur elle-même, est un remarquable outil d'élargissement des avis, un moyen d'inscrire des territoires dans des perceptions plus larges, d'aborder les notions de temps, d'espace et de thématiques dans une compréhension globale. Aller de visu ensemble vérifier un point particulier de la ville ne peut se faire sans passer ensemble, dans une continuité, devant tant d'autres aspects de la ville qui soudain participent de la question précise observée. De nombreux témoignages d'habitants affirment qu'ils sont passés, grâce à ces visites collectives, de la revendication individuelle à la conscience qu'ils pouvaient participer à une action collective, qu'ils pouvaient comprendre des objectifs d'intérêt général. Quant aux élus et aux professionnels, ils s'y retrouvent aussi avec beaucoup de plaisir. Ils ne sont plus dans ce cas là à devoir justifier la valeur de leur regard, mais dans la situation bien plus efficace de pouvoir ajouter, comme les autres, leur regard d'expert. On agit dans le cumulatif plutôt que dans l'exclusif. Et même l'information considérée comme dangereuse à divulguer quand elle est isolée devient tout à fait acceptable dès qu'elle n'est plus unique. Observer ensemble, c'est mettre les participants en situation de responsabilité, d'implication sur ce qu'ils observent. Observer seul, c'est décharger les autres de la responsabilité de savoir, c'est "faire pour" quand le défi à relever est d'apprendre à "faire ensemble". Comment notre société pourra-t-elle préserver sa démocratie et son service public si ceux-ci ne proposent pas aux individus d'en être responsables ? Et l'on ne peut être responsable que si l'on a prise, si l'on peut agir sur l'action. Observer ensemble pourrait-il être le premier pas vers un nouveau contrat social ?
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