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Vitriol, lettre ouverte

par Pierre Mahey
paru dans "Territoires"
supp N°377 - avril 1997

 

Monsieur le Conseiller Municipal, cher ami, L’actualité nous interpelle et je voudrais te faire part de mes réflexions :

Vitrolles a basculé, le F.N. est désormais aux commandes de la ville. Et les premières décisions de son Maire, madame Megret, sont maintenant connues. Parmi elles, celle de mettre en place un service d’agents communaux chargés de recueillir les doléances des habitants sur les dysfonctionnements de l’espace public et d’y répondre dans les plus brefs délais par des interventions quasi immédiates, on annonce des échéances d’une semaine…

Quand on travaille régulièrement avec les habitants, on ne peut être insensible à une telle mesure. Elle est une réponse, “enfin”, à des milliers d’interpellations d’habitants impatients et déçus par l’impression de ne pas être écoutés, (et donc pas entendus), de n’avoir d’intérêt pour les élus qu’à la veille des élections, et de subir indéfiniment des nuisances que le service public est incapable de prendre en compte et de gérer. Faut-il, en effet, accepter plus longtemps de supporter la plaque d’égout qui claque, le caniveau bouché, l’arbre sans élagage, le trou dans le trottoir devant chez soi, les emballages défigurant la haie de troènes, alors qu’une simple intervention, parfois de quelques minutes, résoudrait tout ?

L’extrême droite ne serait-elle pas en train de répondre simplement, par une meilleure écoute des habitants, à un désir légitime de tous et ainsi améliorer la vie quotidienne de chacun efficacement, sans palabres stériles ?

Soyons attentifs, soyons vigilants, l’arbre de cette mesure qui paraît si simple et saine, cache une forêt démoniaque et épidemique.

Tout d’abord, souvenons-nous que cette mesure concerne la rue, la place, le trottoir, le square, bref, un espace public. C’est à dire, un espace qui permet à chacun, habitant du quartier ou d’un autre quartier, de la ville ou d’une autre ville, d’une autre région, d’un autre pays de circuler librement, de croiser ses congénères, de les rencontrer. C’est l’espace partagé par tous, par les commerçants et les entrepreneurs, par les enfants et les adolescents, par les ouvriers et les chômeurs, par les hommes et les femmes… L’espace nécessaire pour que chacun entreprenne sa vie librement dans la ville, mais aussi, mais surtout, l’espace de la rencontre de l’autre, le lieu de la reconnaissance de l’autre, de la conscience de l’existence des autres. C’est par excellence, d’autant plus depuis l’affaiblissement du monde du travail, de l’usine et des syndicats, un lieu d’initiation à la vie sociale. C’est l’espace de la parole que les Grecs antiques appelaient l’agora. L’espace qui confirme que chacune de nos individualités constitue un ensemble, un peuple.

Depuis que la ville existe, l’espace public se développe ou s’atrophie dans un corps à corps féroce et amoureux avec son alter ego, l’espace privé, le droit d’être chez soi, de protéger sa famille, ses biens, son individualité.

La limite entre ces deux grandes entités a écrit les plans des villes et l’on peut y lire les idéologies qu’ils sous-tendent. La ville contemporaine en est une caricature. Elle permet à l’espace privé des lotissements cossus d’imposer à l’espace public une organisation en impasse, réduit à sa seule fonction de desserte, contribuant lui aussi à défendre les propriétés privées. Alors que les quartiers d’habitat social limitent l’espace privé au seul logement, à tel point que l’immensité de l’espace public le rend sans enjeu et indifférencié. D’un côté, la logique privée produit une ville du chacun chez soi, de l’autre, l’utopie collective empêche toute appropriation...

Si le combat de nos pairs fut de donner à chacun un minimum de confort, de salubrité à leurs concitoyens, de leur permettre l’accès aux équipements, à l’éducation, aux services, le notre est, il me semble, de bâtir un espace public sensé. Pour cela, nous ne pouvons plus compter sur la seule logique des techniciens, qui, en fonction de leur compétence ou spécialisation ont construit un espace public fonctionnaliste, tout pour l’automobile, ou tout pour le piéton, ou tout pour le commerce... On sait bien maintenant que la rue est l’espace du partage, de la multiplicité des fonctions, donc d’une grande complexité qu’on ne peut appréhender avec un seul point de vue. On sait, et Grande-Synthe plus que toute autre ville, qu’il ne suffit pas d’être élu pour avoir toute compétence et qu’il est temps d’inviter les habitants à se rapprocher des lieux de décision : l’usage quotidien de la ville donne aux habitants une compétence dont il est vain de se couper. Mais comment permettre que l’affrontement entre les intérêts privés et les raisons communes produise enfin un espace public sensé ?

Je ne vois pas d’autre chemin que celui de la négociation. L’espace public doit être le produit négocié par tous. Il ne peut-être qu’enfanté dans le débat contradictoire de tous ses usagers. Il a besoin pour son élaboration, son amélioration, son développement et sa protection d’un lieu de débat, d’échange de points de vue, bref de parole qui est sans doute lui même le premier espace public. Ceci est difficile à mettre en place. Difficile de mettre chaque interlocuteur au même niveau. Difficile de se comprendre pour négocier. Difficile de clarifier les rouages de la décision…

Mais cette difficulté est incontournable pour prendre en compte la complexité qui se joue sur ce territoire fondamental de la ville. Toute tentative de réduction de la question par la mise en place d’outils soit disant simples et évidents me paraît porter en elle une idéologie de l’exclusion. Exclusion de la parole évacuée du débat. Exclusion des logiques et des points de vue qui ne sont pas représentés lors de l’énoncé de la question. Le projet issu de ces processus ne peut que produire l’exclusion des usages qui n’auront pas eu droit de parole à l’origine.

On imagine bien évidemment comment Vitrolles peut, petit à petit, se remodeler par de petites interventions décidées en tête à tête entre un technicien mandaté et un habitant revendicatif : suppression du banc et de l’éclairage public à l’angle de telle rue, les jeunes s’y agglutinent jusqu’à tard dans la nuit, empêchent monsieur X de dormir ; pose d’une borne à carte à l’entrée de la rue, la circulation voiture perturbe le calme de la famille Z ; emplacements réservés au stationnement des voitures devant l’entrée de monsieur Y, à l’exclusion de tout autre, sous peine de mise en fourrière... Bornes, chaînes, cadenas, murs et clôtures pourraient bien devenir un marché florissant pour cette ville. Et l’espace public risque bien de perdre du terrain dans le duel qu’il mène avec l’espace privé.

Mais ne dramatisons pas sur la forme urbaine, Vitrolles s’en remettra sans doute et saura briser ses chaînes dans un avenir proche. Je suis beaucoup plus inquiet pour les autres villes de France dont beaucoup d’élus risquent d’être séduits simplement par cette mesure et la reprendre à leur compte. Et permettre ainsi de démultiplier et de provoquer une vaste épidémie par laquelle les villes laissent, en toute légitimité cautionnée par la prise en compte de la parole des habitants, l’espace public se faire grignoter par la logique individuelle et privée.

Alors que l’enjeu principal de notre action est de tenter de redonner du sens à l’espace public, de recréer des espaces de parole, de rencontre, de conscience citoyenne, l’extrême droite inocule le virus de l’exclusion par une mécanique perverse qui pourrait bien séduire les plus démocrates d’entre nous.

Il paraît légitime que la plaque d’égout soit réparée rapidement et ne réveille pas ses riverains à chaque fois qu’elle claque au passage d’un camion. Mais il est indispensable de convoquer tous les usagers de la ville pour négocier l’élaboration de son espace public. Saurons-nous, vite, inventer l’antidote et montrer à tous son efficacité ?

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